La démocratie en crise a besoin des compétences de l'EDD
01.12.2025

Entretien avec Isabelle Stadelmann-Steffen, professeure à l'Université de Berne

Notre démocratie est sous pression : la polarisation, la désinformation et les crises mondiales la mettent à rude épreuve. La politologue bernoise Isabelle Stadelmann-Steffen explique le rôle que jouent les écoles dans le renforcement des compétences démocratiques, pourquoi il est important d'apprendre à se forger une opinion dès le plus jeune âge et comment l'éducation en vue d’un développement durable (EDD) peut favoriser la résilience démocratique.

Madame Stadelmann, vous vous intéressez depuis de nombreuses années à la participation politique et à la démocratie en Suisse. Pourquoi la démocratie n'est-elle plus une évidence ?

Il n'y a certainement pas une seule raison, mais plusieurs évolutions qui y contribuent. J’en soulignerais trois en particulier : 

Premièrement, nous sommes confrontés à une série de défis, non seulement en Suisse, mais aussi à l'échelle internationale : des questions telles que le changement climatique, la numérisation ou la migration nécessitent des solutions à long terme et sont caractérisées par des interrelations complexes. Dans le même temps, beaucoup de gens se sentent dépassés par cette complexité. Cela conduit à l'incertitude et à la recherche de réponses simples. C'est là que les partis populistes interviennent volontiers en proposant des réponses apparemment simples.

Deuxièmement, on constate une forte polarisation. La société est divisée sur certaines questions importantes (par exemple, la politique climatique, la migration, les relations avec l'UE), Ceci rend difficile la recherche d'un consensus, mais aussi, de manière générale, les discussions objectives. Il semble que les partis politiques qui alimentent et accentuent cette polarisation soient récompensés sur le plan électoral, c'est-à-dire qu'ils remportent les élections.

Troisièmement, la transformation des médias et la tendance à la désinformation ont progressé. Les médias traditionnels ont perdu de leur influence et de leur portée, tandis que les réseaux sociaux accentuent plutôt la polarisation mentionnée précédemment en créant des chambres d'écho et en renforçant les opinions extrêmes.

Ces dynamiques n'agissent pas indépendamment les unes des autres, mais se renforcent mutuellement. 

Enfin, plusieurs des hommes les plus puissants du monde montrent actuellement que la démocratie peut être remise en question sans que cela n'entraîne de sanctions politiques. Si cela fonctionne, c'est peut-être aussi parce que nous avons été trop sûrs, ces dernières décennies, que la démocratie était « la seule option possible ».

« La démocratie repose sur le fait que ses valeurs fondamentales sont portées et soutenues par la société »

La démocratie repose sur la participation, la pensée critique, le discours, la capacité de dialogue et la responsabilité, c'est-à-dire précisément les compétences que favorise l'éducation en vue d’un développement durable (EDD). Où voyez-vous les principaux points communs entre l'éducation à la démocratie et l'EDD ?

Ces exigences communes ne sont pas le fruit du hasard. La démocratie et le développement durable exigent tous deux une action collective. Dans le cas du développement durable, cela est évident : ce qui est souhaitable pour la société (à savoir un développement durable) ne peut être atteint que si tout le monde, ou du moins la plupart des gens, participe et soutient les solutions. Cela signifie également que, dans certaines situations, les intérêts de la société doivent primer sur les intérêts individuels. Il en va de même pour la démocratie. Elle repose sur le fait que ses valeurs fondamentales sont portées et soutenues par la société et qu'il faut toujours accepter les décisions démocratiques que l'on n'approuve pas soi-même.

De plus, et de manière plus concrète, il semble clair qu'un développement social durable réussi dans une démocratie ne peut fonctionner sans la participation et la discussion avec la population.

Quelle sont vos contributions à notre dossier thématique « Démocratie » ?

J'ai suggéré que les aspects de la formation de l'opinion et de la numérisation de la démocratie soient discutés de manière approfondie. Le premier est l'objectif central de l'éducation à la citoyenneté, à savoir que les élèves apprennent où trouver quelles informations et comment les utiliser pour se forger une opinion éclairée. La numérisation est généralement une dynamique centrale de notre époque et elle touche également la politique. C'est pourquoi il me semble important de connaître les défis qui y sont liés, mais aussi les possibilités qu'elle offre.

En tant que politologue spécialisée en politique comparée, j'ai également apporté ma contribution sur la manière dont la démocratie suisse peut être classée au niveau international, et surtout sur ce qui la distingue des autres démocraties.

« Il est certainement utile de pratiquer la démocratie, ou ce qui la caractérise,
le plus tôt possible et dans le quotidien scolaire, notamment par le biais
de conseils de classe et d'autres formes de participation. »

Le dossier thématique montre comment les compétences démocratiques peuvent être mises en œuvre de manière adaptée à l'âge des élèves à tous les niveaux scolaires. Que peuvent faire concrètement les enseignant.e.s pour promouvoir les compétences démocratiques dans la vie scolaire quotidienne, même si le programme est chargé ?

Il est certainement utile de pratiquer la démocratie, ou ce qui la caractérise, le plus tôt possible et dans le quotidien scolaire, notamment par le biais de conseils de classe et d'autres formes de participation. Dans le domaine de la formation de l'opinion, il est également possible de s'exercer avec des thèmes « non politiques ». Par exemple, en demandant aux élèves d'étudier les avantages et les inconvénients ou les forces et les faiblesses d'un sujet et d'apprendre à les évaluer. Le sujet ou son degré de complexité peuvent varier en fonction de l'âge.

Mais je suis également convaincue que cela ne peut se faire sans connaissances. Le système politique suisse est complexe et il est très clair que les connaissances politiques sont très importantes pour la participation démocratique. C'est pourquoi il faudrait également créer un espace pour aborder concrètement ces connaissances, idéalement à l'aide d'exemples actuels. Pour beaucoup, il est plus intéressant de ne pas traiter le thème des élections ou du système électoral de manière théorique, mais de l'aborder en le reliant, par exemple, aux élections présidentielles aux États-Unis.

Comment et où la science et la pédagogie peuvent-elles collaborer pour soutenir les écoles dans leur rôle ?

Pour nous, scientifiques, il est certainement très important d'être considérés comme une source d'information fiable. Si j'ai évoqué précédemment le rôle central de la formation de l'opinion, j'espère que l'éducation politique à l'école contribuera à maintenir la confiance dans la science à un niveau élevé.

Dans le même temps, il appartient également à la science de présenter les connaissances pertinentes de manière à ce qu'elles soient compréhensibles et utilisables par le grand public, et éventuellement aussi par les écoles. Dans le cadre d'un projet sur la transformation du système énergétique, nous avons par exemple développé un « serious game » (en allemand) que nous mettons volontiers à la disposition des écoles afin de leur permettre d'apprendre et de découvrir de manière ludique la complexité de la transition énergétique.

« Il est donc très important de montrer aux jeunes en particulier que la démocratie est
un processus dans lequel il faut investir durablement si l'on veut la maintenir vivante. »

Dans vos recherches, vous étudiez également la participation politique, l'égalité et les structures fédérales. Quels sont selon vous les défis actuels pour la démocratie en Suisse, notamment en termes de participation et de formes de participation numérique ?

L'une des tendances les plus inquiétantes est, selon moi, le mélange de polarisation et d'apparente insignifiance des « faits » que j'ai déjà évoqué. Cette rendance met également en péril les valeurs démocratiques fondamentales, notamment la confiance dans la politique, qui sont nécessaires au bon fonctionnement de la démocratie. Elle contribue également à ce que les gens perdent l'envie de s'intéresser à la politique et, plus généralement, à ce qui se passe en Suisse et dans le monde. Il est donc très important de montrer aux jeunes en particulier que la démocratie est un processus dans lequel il faut investir durablement si l'on veut la maintenir vivante.

Selon vous, quelles réformes ou évolutions seraient nécessaires pour assurer l'avenir de la démocratie ? Par exemple, l'extension du droit de vote aux moins de 18 ans serait-elle une motivation pour s'intéresser à la démocratie ?

Il est vrai qu'une partie importante et croissante de la population vivant en Suisse n'a pas le droit de vote. Il convient donc de discuter de la question de savoir si l'on doit et si l'on peut augmenter le recoupement entre ceux qui peuvent décider et ceux qui sont concernés par les décisions. Une possibilité serait d'abaisser l'âge du droit de vote, par exemple à 16 ans. Cela ne changerait pas grand-chose, mais permettrait tout de même de mieux représenter les jeunes générations dans l'électorat.

Une réserve à l'égard de l'âge du droit de vote à 16 ans est le manque d'intérêt et de connaissances politiques souvent invoqué chez les moins de 18 ans. Je dirais toutefois que cela est dû en grande partie au fait que les jeunes de 16 ans ne sont actuellement pas autorisés à participer aux décisions. Par exemple, les programmes scolaires sont également conçus de manière à ce que les questions politiques soient principalement enseignées au niveau secondaire II, juste avant que la plupart des élèves n'obtiennent le droit de vote à 18 ans. Il faudrait bien sûr adapter cela si l'âge du droit de vote était abaissé à 16 ans et intégrer ces contenus plus tôt dans l'enseignement obligatoire. Et je suis convaincue que l'intérêt et l'engagement des jeunes de 16 ans pour la politique augmenteraient automatiquement s'ils pouvaient voter et participer aux élections à cet âge.

A propos d'Isabelle Stadelmann-Steffen

Isabelle Stadelmann-Steffen est professeure de politique comparée à l'Institut de sciences politiques de l'Université de Berne. Ses recherches portent sur les politiques publiques, la démocratie directe, les comportements et attitudes politiques. Elle a contribué en tant qu'experte au dossier thématique actualisé sur la démocratie.

Qu'est-ce qu'un « serious game » ?

Un « serious game » est un jeu interactif qui dépasse la simple valeur divertissante et poursuit un objectif « sérieux » tel que l'éducation, la formation ou l'information. Il combine des éléments ludiques avec des objectifs pédagogiques ou informatifs afin de transmettre des connaissances de manière ludique ou d'entraîner des compétences dans un environnement sûr mais proche de la réalité.